mercredi 5 mai 2010


Petite, comme 95,7% des enfants, études non à l’appui, je détestais le brocoli.

On pense que les gamins font leur capricieux uniquement pour faire chier la cuisinière, qu’ils chignent devant leur assiette seulement pour se sentir intéressants et attirer l’attention, simplement parce qu’ils sont dotés d’une vanité inversement proportionnelle à la conscience du monde qui les entoure. Effectivement, à leur âge, ils demeurent encore convaincus qu’ils sont le centre de l’univers (lequel s’étend du terrain de baseball jusqu’à la cours du petit Dérick, qui habite au deuxième stop) et qu’il suffit de geindre un peu pour obtenir tout ce qu’ils désirent, et cet égocentrisme démesuré ajouté à une mauvaise connaissance de certains faits scientifiques de base expliquent probablement en partie pourquoi les enfants refusent de manger du brocoli. Sûrement le font-ils aussi parce qu’ils ignorent tout du Guide alimentaire canadien et des propriétés anti-cancérigènes de ce légume qui sent le ‘yiable lorsqu’il est trop cuit (tous les parents de l’univers font trop cuire le brocoli, y compris la mère du petit Dérick), mais ça, c’est une autre histoire. Au-delà du purement pragmatique, j’aime à croire que la haine enfantine du brocoli nous révèle une tonne de choses plus que pertinentes sur la psychologie humaine.

Quand j’y repense, je me dis que c’est pour des raisons tout à fait morales, voire politiques, que je levais le nez sur mon broco lorsque j’avais cinq-six-sept ans. Accepter d’en manger, ça aurait été céder aux ordres adultes, donner raison à mes parents, à ma gardienne et à ma grand-mère, qui croyaient tous qu’ils savaient ce qui était bon pour moi et qui pensaient également avoir le parfait contrôle de ma petite vie; manger du brocoli, ça aurait voulu dire abdiquer, m’avouer vaincue, déjà, si jeune, baisser les bras. Refuser d’en bouffer, au contraire, ça signifiait que j’étais prête à me battre, que jamais je n’accepterais que qui que ce soit décide à ma place ce que je devais faire – cracher sur le brocoli faisait de moi un individu à part entière, maître de son destin. Mon dégoût envers ce tas de fer et de vitamines était simplement le symptôme de mon besoin d’indépendance.

Aujourd’hui, le brocoli est sans contredit mon légume préféré.

Peut-être est-ce pour cela que j’ai si souvent l’impression de ne pas avoir de prise sur les événements, de ne jamais être en parfaite maîtrise de ma vie et des situations rocambolesques dans lesquelles j’ai le don de me retrouver plus ou moins involontairement. Si j’avais continué de m’opposer à la loi paternelle, nié à tout jamais les bienfaits du brocoli et hoché systématiquement de la tête de droite à gauche chaque fois qu’on m’en avait proposé, peut-être me resterait-il encore un peu de cette naïveté qui était mienne lorsque je fréquentais la pré-maternelle et qui me portait à croire que le monde m’appartenait et que je pouvais le dominer à ma guise; si j’avais persévéré sur la voie de la résistance et tenu fermement tête à tous ceux qui se targuaient de pouvoir me dicter mon comportement, peut-être, oui, que j’aurais maintenant un sentiment de dépossession moins grand devant ce destin qui défile si souvent devant mes yeux en me laissant l’amère sensation que je ne suis pas réellement celle qui en est le patron.

Généralement, quand un tel sentiment d’impuissance me prend au ventre, que je me sens plier sous le poids de l’inéluctable et que j’angoisse face aux allures de mascarade incontrôlable que prend mon existence, j’ai le réflexe de me cuisiner ce que je considère être le plat de comfort food par excellence : du brocoli gratiné.

Comme 95,7% des humains, je suis un être désespérément paradoxal. 

1 miette(s) de pain:

Anonyme a dit…

Tu écris magnifiquement bien, ça a mis un immense sourire dans mon visage que de te lire en ce dimanche après-midi. Puisses-tu écrire souvent!

Enregistrer un commentaire

À propos de moi

Ma photo
Sophie B.
Montréal, Canada
J'aime les mots et j'aime la bouffe, et comme y paraît que ce n'est pas poli de parler la bouche pleine, j'écris à la place.
Afficher mon profil complet

Membres