mardi 25 mai 2010



J’ai rencontré Guillaume au supermarché. C’était l’été, un été de canicule et de smog. Je me rappelle, j’étais fauchée, pas d’argent pour m’acheter un ventilateur, encore moins un air climatisé, je me promenais en bobettes et en brassière à journée longue et je passais la moitié de mon temps avec une débarbouillette humide d’étampée dans le front. L’appétit ruiné par l’humidité pesante, je me nourrissais presque exclusivement de pop sicle maison. J’avais 19 ans, je venais de déménager à Montréal pour étudier en communication, parce que j’aimais bien cette ville et que je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire de ma vie. Je m’étais donc dit « pourquoi ne pas aller m’endetter d’une couple de milliers de dollars et manger du spaghetti cinq fois par semaine pendant trois ans».

Fraîchement débarquée dans le quartier Côte-des-Neiges, je me sentais complètement dépaysée – l’impression d’être une minorité visible et invisible, une femme qu’on ne remarque pas, dont on ne parle pas la langue. Je ne connaissais personne dans la métropole, n’avais ni amis, ni famille, ni collègue de travail. Mon emploi à temps plein était de me chercher du boulot. À part éplucher les petites annonces, je n’avais pas grand-chose à faire, et comme une chaleur suffocante sévissait quotidiennement, il m’arrivait fréquemment d’aller passer une ou deux heures à l’épicerie, pour me rafraîchir. C’est à ce moment que j’ai développé un intérêt pour tout ce qui a trait à la bouffe; je parcourais les allées et je lisais toutes les étiquettes sur tous les produits, histoire de m’informer, mais surtout de me donner une contenance, pour ne pas avoir l’air trop louche.

Comme j’habitais dans un quartier très multiculturel, j’avais accès à des étalages complets d’aliments au nom bizarre et à l’apparence inquiétante, des trucs dont je n’avais jamais entendu parler de ma vie et auxquels j’avais encore moins goûté. Quand on vient « des régions », ça n’en prend pas beaucoup pour nous impressionner. Des produits « ethniques », on n’en trouve pas à tous les coins de rue par chez nous. Des voleurs de steak non plus.

Guillaume était un de ceux-là. Un voleur au professionnalisme déficient et aux techniques laissant à désirer. Je l’ai remarqué un lundi, alors que je faisais ma tournée des produits cachères. Oui, c’était un lundi, pas de doute, parce que le lundi, l’épicerie que je fréquentais offrait 10% de rabais aux étudiants et je me souviens très bien que mon panier était rempli à ras bord ce jour-là. Lui, il se trouvait au comptoir des viandes, juste en face des biscuits-sans-porc-bénis-par-le-rabbin, au moment où je l’ai vu dissimuler une pièce de bœuf grosse comme ça sous son manteau. Déjà, quand tu portes un manteau tandis qu’il fait plus 35 784 degrés Celsius à l’extérieur, c’est que tu veux t’assurer d’éveiller les soupçons. Or, voilà, le blondinet rebelle, lui, ça ne lui posait aucun problème d’être aussi peu subtil. Les blonds, ça n’avait jamais été mon genre, j’aurais dû avoir des doutes sur l’impossibilité que ce mec soit quelqu’un de bien à partir de ce moment-là, mais enfin.

Dès la seconde où je l’ai vu cacher son T-bone sous ses vêtements, je ne sais pas ce qui m’a pris, mais une poussée d’adrénaline s’est emparée de moi et je me suis sentie dans l’obligation de tout faire pour stopper ce chenapan. J’ai pris mon panier débordant de pâtes alimentaires en spécial et de cannages 25% moins de sel et j’ai foncé droit sur le vilain garçon qui pensait pouvoir s’emparer illégalement du bien d’autrui sans que qui que ce soit ne bronche. Le pauvre, il n’avait vraiment rien vu venir, je lui ai quasiment sectionné les tibias avec mon chariot. « Voyons donc tarbarnak, c’est quoi ton problème maudite folle. » Ce sont là les premiers mots que Guillaume m’a dits.

Ce ne fut cependant pas la dernière fois où j’ai entendu cette phrase.


À SUIVRE…


mercredi 5 mai 2010


Petite, comme 95,7% des enfants, études non à l’appui, je détestais le brocoli.

On pense que les gamins font leur capricieux uniquement pour faire chier la cuisinière, qu’ils chignent devant leur assiette seulement pour se sentir intéressants et attirer l’attention, simplement parce qu’ils sont dotés d’une vanité inversement proportionnelle à la conscience du monde qui les entoure. Effectivement, à leur âge, ils demeurent encore convaincus qu’ils sont le centre de l’univers (lequel s’étend du terrain de baseball jusqu’à la cours du petit Dérick, qui habite au deuxième stop) et qu’il suffit de geindre un peu pour obtenir tout ce qu’ils désirent, et cet égocentrisme démesuré ajouté à une mauvaise connaissance de certains faits scientifiques de base expliquent probablement en partie pourquoi les enfants refusent de manger du brocoli. Sûrement le font-ils aussi parce qu’ils ignorent tout du Guide alimentaire canadien et des propriétés anti-cancérigènes de ce légume qui sent le ‘yiable lorsqu’il est trop cuit (tous les parents de l’univers font trop cuire le brocoli, y compris la mère du petit Dérick), mais ça, c’est une autre histoire. Au-delà du purement pragmatique, j’aime à croire que la haine enfantine du brocoli nous révèle une tonne de choses plus que pertinentes sur la psychologie humaine.

Quand j’y repense, je me dis que c’est pour des raisons tout à fait morales, voire politiques, que je levais le nez sur mon broco lorsque j’avais cinq-six-sept ans. Accepter d’en manger, ça aurait été céder aux ordres adultes, donner raison à mes parents, à ma gardienne et à ma grand-mère, qui croyaient tous qu’ils savaient ce qui était bon pour moi et qui pensaient également avoir le parfait contrôle de ma petite vie; manger du brocoli, ça aurait voulu dire abdiquer, m’avouer vaincue, déjà, si jeune, baisser les bras. Refuser d’en bouffer, au contraire, ça signifiait que j’étais prête à me battre, que jamais je n’accepterais que qui que ce soit décide à ma place ce que je devais faire – cracher sur le brocoli faisait de moi un individu à part entière, maître de son destin. Mon dégoût envers ce tas de fer et de vitamines était simplement le symptôme de mon besoin d’indépendance.

Aujourd’hui, le brocoli est sans contredit mon légume préféré.

Peut-être est-ce pour cela que j’ai si souvent l’impression de ne pas avoir de prise sur les événements, de ne jamais être en parfaite maîtrise de ma vie et des situations rocambolesques dans lesquelles j’ai le don de me retrouver plus ou moins involontairement. Si j’avais continué de m’opposer à la loi paternelle, nié à tout jamais les bienfaits du brocoli et hoché systématiquement de la tête de droite à gauche chaque fois qu’on m’en avait proposé, peut-être me resterait-il encore un peu de cette naïveté qui était mienne lorsque je fréquentais la pré-maternelle et qui me portait à croire que le monde m’appartenait et que je pouvais le dominer à ma guise; si j’avais persévéré sur la voie de la résistance et tenu fermement tête à tous ceux qui se targuaient de pouvoir me dicter mon comportement, peut-être, oui, que j’aurais maintenant un sentiment de dépossession moins grand devant ce destin qui défile si souvent devant mes yeux en me laissant l’amère sensation que je ne suis pas réellement celle qui en est le patron.

Généralement, quand un tel sentiment d’impuissance me prend au ventre, que je me sens plier sous le poids de l’inéluctable et que j’angoisse face aux allures de mascarade incontrôlable que prend mon existence, j’ai le réflexe de me cuisiner ce que je considère être le plat de comfort food par excellence : du brocoli gratiné.

Comme 95,7% des humains, je suis un être désespérément paradoxal. 

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Sophie B.
Montréal, Canada
J'aime les mots et j'aime la bouffe, et comme y paraît que ce n'est pas poli de parler la bouche pleine, j'écris à la place.
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